« Votre irritation contre moi n’a rien qui me'surprenne; j’en connais les motifs. Aussi vous ai-je rassemblés pour vous faire rentrer en vous-mêmes, en vous reprochant votre injuste colère et votre découragement. « Pour ma part, j’estime que les individus sont plus heureux dans une ville dont l’ensemble prospère, que si l’individu prospère et l’État dépérit. L’individu, quel que soit son bien-être, n’en est pas moins enveloppé dans le désastre de sa patrie ; tandis que, s’il éprouve des revers personnels, il a dans la prospérité publique plus de chances de salut. S’il est donc vrai que l’État peut supporter les infortunes de ses membres, mais que ceux-ci ne peuvent supporter celles de l’État, notre devoir n’est-il pas de nous réunir pour sa défense ? Au lieu de cela, vous vous laissez atterrer par vos souffrances domestiques, vous abandonnez le salut commun, et vous me reprochez à moi de vous avoir conseillé la guerre et à vous-mêmes d’avoir partagé mon avis. « Et pourtant vous attaquez en ma personne un citoyen qui ne le cède à nul autre quand il s’agit de discerner les intérêts publics et d’en être l’interprète, d’ailleurs bon patriote et inaccessible à l’appât du gain. Amr des idées sans le talent de les communiquer, autant vaudrait n’en point avoir. Supposez ces deux mérites, si celui qui les possède est malintentionné pour l’État, on ne saurait attendre de lui un avis salutaire ; enfin qu’il ait l’amour de la patrie, s’il n’y joint pas le désintéressement, il est capable de tout mettre à prix d’argent. Si enfin dans la pensée que je réunissais plus que d’autres, n’importe en quelle mesure, ces diverses qualités, vous m’avez cru lorsque je vous ai conseillé la guerre, vous auriez tort de m’en faire un crime aujourd’hui. « Lorsqu’on a le choix et qu’on est heureux, c’est une insigne folie que d’entreprendre la guerre ; mais, si l’on est placé dans l’alternative de subir immédiatement le joug de l’étranger en lui cédant ou de tenter la fortune dans l’espoir du triomphe, il y a moins de sagesse à fuir le péril qu’à le braver. « Pour moi, je suis toujours le même; je ne me dédis pas. C’est vous qui variez, vous qui partagiez mon avis dans la prospérité et qui vous démentez dans l’infortune. La faiblesse de votre entendement vous fait douter de la rectitude du mien. Chacun de vous n’est sensible qu’à ses maux particuliers et perd de vue l’utilité publique. Surpris par une grande et brusque calamité, vous n’avez pas le cœur assez haut pour persévérer dans vos résolutions primitives. Rien n’abat le courage comme un mal imprévu, instantané, qui déroute tous les calculs. C’est là ce qui vous est arrivé par l’effet de cette maladie jointe à vos autres souffrances. Cependant, citoyens d’une puissante république, élevés dans des institutions dignes d’elle, votre devoir est de supporter les épreuves les plus pénibles, plutôt que de flétrir sa renommée ; car les hommes ont autant de mépris pour celui qui trahit lâchement sa propre gloire que de haine pour quiconque s’arroge celle d’autrui. Imposez donc silence à vos douleurs particulières, pour ne vous préoccuper que du salut de l’État. « Vous craignez que les fatigues de la guerre ne se prolongent outre mesure, sans vous donner enfin la supériorité. Qu’il me suffise de vous répéter encore une fois que cette crainte est mal fondée. Mais je veux vous signaler un avantage que vous possédez pour l’extension de votre empire, avantage auquel vous ne semblez pas donner sa juste valeur. Moi-même j’ai négligé de vous en entretenir dans mes discours précédents, et aujourd’hui je ne vous présenterais pas ces réflexions tant soit peu ambitieuses, si je ne vous voyais en proie à un découragement exagéré. « Vous croyez ne commander qu’à vos alliés : moi je soutiens que des deux éléments à l’usage de l’homme, la terre et la mer, Tun vous est pleinement assujetti dans toute l'étendue que vous en occupez, et plus loin encore, si vous le voulez. Avec la marine dont vous disposez, il n’y a ni grand roi ni-puissance au monde qui soit capable d’arrêter l’essor de vos flottes. C’est là ce qui constitue votre force bien plus que ces maisons et ces terres dont la perte vous paraît si cruelle. Il n’est pourtant pas raisonnable de regretter si amèrement des biens qui, en regard de votre empire, ne doivent pas être plus estimés que de cbétifs jardins ou de vaines parures. Songez que la liberté, si nous la conservons par nos efforts, réparera facilement toutes ces brèches; au lieu qu'en subissant la loi de l’étranger, on compromet même ce qu’on possède. « Nous ne devons pas en cela nous montrer moins braves que nos pères, qui n’avaient pas hérité de cet empire, mais l’avaient gagné parleurs travaux, et qui sont parvenus à nous le transmettre. Or il est plus honteux de se laisser dépouiller d’un bien acquis que d’échouer à sa poursuite. « Marchez donc contre vos adversaires, non-seulement avec courage, mais encore avec dédain. Une ignorance heureuse peut inspirer la fierté, même à un lâche ; mais le dédain n’appartient qu’à celui qui a la conscience de sa supériorité. Or ce sentiment est le nôtre. A égalité de fortune, l’intelligence puise dans la sagesse de ses vues une audace bien plus asu surée; elle se repose moins sur une espérance vacillante que sur le sentiment de ses forces, qui lui permet d’envisager plus nettement l’avenir. « Ce respect universel que notre ville doit à son empire et dont vous êtes si glorieux, votre devoir est de le maintenir à tout prix, et de ne pas renoncer aux fatigues, à moins de renoncer aussi aux honneurs. Ne croyez pas que la question soit uniquement de savoir si nous conserverons ou non la liberté.. Il y a plus : il s’agit de la perte de votre prééminence ; il s’agit des dangers qu’ont attirés sur vous les haines encourues durant votre domination. Or il ne vous est plus possible d’abdiquer, lors même que, par crainte et par amour du repos, vous seriez aujourd’hui portés à cet acte d’héroïsme. Il en est de cette domination comme de la tyrannie, dont il est injuste de s’emparer et dangereux de se dessaisir. Ceux qui vous le conseillent, s’ils étaient écoutés, auraient bientôt conduit l’État à sa ruine, en supposant même qu’ils fussent capables de maintenir la liberté. Le repos n’est assuré qu’à la condition de s’allier à l’énergie : désastreux pour un État qui commande, il convient à un peuple sujet, auquel il garantit un paisible esclavage. « Gardez-vous donc de vous laisser séduire par de tels citoyens. Après vous être prononcés avec moi pour la guerre, ne soyez pas irrités contre moi, bien que les ennemis, envahissant votre territoire, vous aient fait subir les maux auxquels vous deviez vous attendre du moment où vous refusiez de vous courber devant eux. La seule chose qu’on ne pouvait prévoir et qui est venue déconcerter tous les calculs, c’est cette maladie, qui est pour beaucoup, je le sais, dans votre déchaînement contre moi. En cela vous n’êtes pas justes, à moins que vous ne vouliez m’attribuer aussi les succès imprévus que vous pourriez obtenir. Il faut supporter avec résignation les maux que les dieux nous envoient et avec courage ceux qui nous viennent des ennemis. Telle était jadis la maxime de notre république ; aujourd’hui ce doit être encore la vôtre. « Songez que, si notre cité est parvenue au plus haut degré de renommée, cela tient à ce qu’elle n’a point cédé à l’adversité; à ce que, dans les combats, elle a dépensé plus de sang et d’efforts qu’aucune autre ville; enfin à ce qu’elle a su acquérir la plus grande puissance qui fut jamais. Oui, lors même que nous montrerions aujourd’hui quelque faiblesse, —tout est sujet à déchoir, — le souvenir de cette puissance subsistera jusqu’à la postérité la plus reculée. On dira que Grecs nous avons eu en Grèce l’Empire le plus étendu ; que nous avons fait face aux ennemis les plus nombreux, soit réunis, soit sépàrés; qu’enfin nous avons habité la ville la plus opulente et la plus illustre. « Ces avantages, l’ami du repos pourra les contester; mais l’homme d’action y verra un motif de rivalité, et celui qui ne les possède pas, un objet d’envie. Quant à la haine que vous inspirez, elle a toujours été le partage de quiconque a prétendu à la domination. Il y a sagesse à braver la haine dans un noble but ; car la haine est de courte durée, tandis que la gloire, soit présente, soit à venir, est impérissable. « Assurez-vous donc l’une et l’autre en vous ménageant dès ce jour, par votre zèle, l’admiration des siècles futurs, et en évitant un déshonneur immédiat. N’envoyez point de héraut aux Péloponésiens; ne vous montrez pas accablés par vos souffrances actuelles. Ceux qui résistent le plus énergiquement à la mauvaise fortune, peuples ou individus, sont les premiers entre tous. »