« Quant à vous ici présents, fils et frères de ces guerriers, j’entrevois pour vous une grande lutte. Chacun aime à louer celui qui n’est plus ; et c’est à peine si, à force de vaillance, vous serez placés, je ne dis pas à leur niveau, mais un peu au-dessous. L’envie s’attache au mérite vivant, tandis que la vertu qui a cessé de faire ombrage devient l’objet d’un culte universel. « Peut-être convient-il de rappeler aux femmes réduites au veuvage quels seront désormais leurs devoirs. Un seul mot me suffira : qu’elles mettent leur gloire à se montrer fidèles au caractère de leur sexe, et à acquérir auprès des hommes le moins de célébrité possible, soit en bien soit en mal. « J’ai satisfait à la loi en disant ce que je croyais utile. Des honneurs plus réels sont réservés à ceux qu’on ensevelit aujourd’hui. Ils viennent d’en recevoir une partie; de plus leurs enfants seront, dès ce jour et jusqu’à leur adolescence, élevés aux dépens de la république. C’est une glorieuse couronne, offerte par elle aux victimes de la guerre et à ceux qui leur survivent; car là où les plus grands honneurs sont décernés à la vaillance, là aussi se produisent les hommes les plus vaillants. « Maintenant que chacun de vous se retire, après avoir donné des larmes à ceux qu’il a perdus.» Telles furent les funérailles célébrées dans cet hiver, avec lequel finit la première année de la guerre. Dès le commencement de l’été Deuxième année de la guerre, 430 ans av. J.C. , les Péloponésiens et leurs alliés, avec les deux tiers de leurs contingents, envahirent, comme l’année précédente, le territoire de l’Attique, sous la conduite d’Archidamos, fils de Zeuxidamos et roi des Lacédémoniens. Ils y campèrent et y commirent quelques dégâts. Ils étaient en Attique depuis peu do jours seulement lorsque la peste se déclara dans Athènes Ce morceau, justement célèbre, a donné lieu à de grandes controverses, principalement entre médecins, les uns y retrouvant les caractères de la peste d’Orient, les autres ceux de la rougeole, de la petite vérole ou de la suette miliaire, maladies qui tour à tour ont décimé l’espèce humaine. Sans entrer dans cette discussion, nous ferons remarquer que la peste proprement dite, endémique dans le Delta, où elle reparaît tous les automnes, se propage, deux ou trois fois par siècle, jusqu’à Thèbes; mais qu’on ne lui a jamais vu suivre la marche inverse, c’est-à-dire descendre d’Ethiopie en Egypte; que notre auteur ne fait aucune mention de bubons ni d’anthrax, lésions particulièrement caractéristiques et aussi apparentes que formidables; enfin que les exanthèmes fébriles, ci-dessus nommés, n’ont fait leur première apparition en Europe que huit ou neuf siècles plus tard, et que les traits pathognomoniques ne cadrent pas non plus avec ceux de la maladie décrite par Thucydide. Il ne faut pas s’obstiner à poursuivre, dans ces pages admirables, la solution d’une question d’identité nosologique. Il doit nous suffire d’y reconnaître la forme d’une de ces affections très-meurtrières, à la fois épidémiques et contagieuses, qui ont avec le typhus des camps une étroite parenté, et qui recevaient des Grecs, au siècle d’Hippocrate et de Thucydide, le nom générique de λοιμός ;. . Elle avait, dit-on, frappé déjà plusieurs contrées, entre autres Lemnos; mais jamais on n’avait entendu parler d’une si terrible épidémie. Les médecins n’étaient d’aucun secours, parce que, dans le principe, ils traitaient le mal sans le connaître. Ils étaient eux-mêmes les premières victimes, à cause de leurs commnications avec les malades. Tous les moyens humains furent également impuissants; en vain on fit des prières dans les temples, on consulta les oracles, on eût recours à d’autres pratiques, tout fut inutile. On finit par y renoncer et par céder à la violence du fléau. Cette maladie commença, dit-on dans l’Éthiopie, au-dessus de l’Égypte; de là elle étendit ses ravages sur l’Égypte, la Libye et la majeure partie des États du roi; puis elle fondit sur la ville d’Athènes et d’abord sur le Pirée, si brusquement qu’on accusa les Péloponésiens d’avoir empoisonné les puits, — il n’y avait pas encore de fontaines en ce lieu, — mais ce fut dans la ville haute que la mortalité fut la plus grande. Je laisse à chacun, médecin ou non, le soin d’expliquer l’origine probable de ce fléau et de rechercher les causes capables d’opérer une telle perturbation ; je me bornerai à décrire les caractères et les symptômes de cette maladie, afin qu’on puisse se mettre sur ses gardes, si jamais elle reparaît. J’en parlerai en homme qui fut atteint lui-même et qui vit souffrir d’autres personnes. On s’acoordait à reconnaître que cette année avaitété particulièrement exempte des maladies ordinaires ; celles qui venaient à se produire finissaient toutes par celle-ci. En général on était frappé sans aucun signe précurseur, mais à l’im-proviste et en pleine santé. D’abord on ressentait de vives chaleurs de tête ; les yeux devenaient rouges et enflammés ; à l’intérieur, le pharynx et la langue paraissaient couleur de sang; la respiration était irrégulière, l’haleine fétide. Venaient ensuite l’éternument et l’enrouement. Bientôt le mal descendait dans la poitrine, accompagné d’une toux violente ; lorsqu’il atteignait l’estomac, il le soulevait avec des douleurs aiguës et déterminait toutes les évacuations bilieuses qui ont été spécifiées par les médecins. La plupart des malades étaient saisis d’un hoquet sans vomissements et de fortes convulsions, qui chez lès uns ne tardaient pas à se calmer et qui se prolongeaient chez d’autres. A l’extérieur le corps n’était ni brûlant au toucher ni blême; il était rougeâtre, livide, couvert de petites phlyctènes et d’ulcères; mais la chaleur interne était telle qu’on ne supportait pas même les vêtements les plus légers, les couvertures les plus fines. Les malades réstaient nus et se seraient volontiers plongés dans l’eau froide, comme le firent quelques malheureux qui, abandonnés à eux-mêmes et dévorés d’une soif ardente, se précipitèrent dans des puits. Cette soif était toujours la même, qu’on bût peu ou beaucoup. Le malaise, résultant de l’agitation et de l’insomnie, ne laissait point de relâche. Tant que le mal était dans sa période d’intensité, le corps, loin de dépérir, opposait à ses atteintes une résistance inatten-’ due ; en sorte que la plupart des malades conservaient encore quelque vigueur lorsque, au bout de sept ou de neuf jours, ils étaient emportés par l’inflammation intérieure; ou bien, s’ils franchissaient ce terme, le mal descendait dans les intestins", et y déterminait de fortes ulcérations, suivies d’une diarrhée opiniâtre et d’une atonie à laquelle la plupart finissaient par succomber. Ainsi la maladie, qui d’abord avait son siège dans la tête, parcourait graduellement tout le corps du haut en bas. Si l’on échappait aux accidents les plus graves, le mal frappait les extrémités, qui, dans ce cas, gardaient les traces de son passage; il attaquait les organes sexuels, les doigts des mains et des pieds. Plusieurs en furent quittes pour la perte de ces membres, d’autres pour celle des yeux; d’autres enfin étaient totalement privés de mémoire et, en se relevant, ne reconnaissaient ni leurs proches ni eux-mêmes.